A l’occasion du concert « La vie en Rose » donné par la chanteuse française Anne Carrère le 20 juin prochain dans le cadre du festival Le French May, Paroles livre une réflexion sur les paroles de La Foule, succès planétaire d’Edith Piaf. Article paru en mai 2018 dans Paroles, magazine de l’Alliance Francaise de Hong-Kong
La Foule fut l’un des plus grands succès de la Môme, dont les paroles furent imaginées en novembre 1957 par Michel Rivegauche sur une musique de l’Argentin Ángel Cabral. Piaf avait alors défié ce jeune auteur de trouver les mots justes depuis une entraînante valse péruvienne qu’elle avait adoré : « Que nadie sepa mi sufrir » (Que personne ne sache ma souffrance). Un pari réussi qui vit Paris, la France et le monde virevolter au son et aux paroles de cette chanson.
Cinq petites notes, légères, et s’emballent l’accordéon et l’orchestre symphonique; partant les valseurs, partant l’émotion. Le diamant piaffe sur le sillon. C’est un emportement universel et imparable. Comme hypnotisé, le danseur qui sommeille en chacun quitte sa chaise pour rejoindre une cavalière imaginaire. 60 ans après, ce rythme ternaire ne s’est pas terni.
Cinq petites notes, légères, et s’enflamment et les foules, et les amourettes, d’un soir, qui se verraient bien transir pour l’éternité. La chaleur des bras d’une femme épousant ceux d’un homme. C’est le mythe d’Empédocle revisité un soir de bal de quatorze juillet. Chacun retrouve sa moitié. « C’est lui pour moi, moi pour lui » comme chantait déjà Piaf dans La vie en rose.
Cinq petites notes, légères, qui confinent au délire collectif, à une danse de la Saint-Guy dont on ne veut plus s’extraire. Ce désarroi final évoque le sonnet A une passante de Charles Baudelaire et sa pointe assassine « ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais ». Un sentiment de désespoir mais aussi de vengeance, de revanche face à cette foule, cette multitude, que l’auteur des Fleurs du mal allégorisait en Hydre !
La Foule est une chanson élégiaque. Celle du temps qui passe et qui ne nous laissera pas de seconde chance. C’est la mélopée du « perdu à jamais » qui rend les belles rencontres si fragiles. Une chanson qui respecte l’unité de temps d’une valse, de l’aube des regards jusqu’au déclin du volume, où subrepticement les doigts se quittent dans l’effleurement d’un adieu résolu et d’un dernier regard.
Matthieu Motte
La Foule
Je revois la ville en fête et en délire (1)
Suffoquant sous le soleil et sous la joie
Et j’entends dans la musique les cris, les rires (2)
Qui éclatent et rebondissent autour de moi
Et perdue parmi ces gens qui me bousculent
Étourdie, désemparée, je reste là
Quand soudain, je me retourne, il se recule
Et la foule vient me jeter entre ses bras
Emportés par la foule qui nous traîne
Nous entraîne
Écrasés l’un contre l’autre
Nous ne formons qu’un seul corps (3)
Et le flot sans effort
Nous pousse, enchaînés l’un et l’autre
Et nous laisse tous deux
Épanouis, enivrés et heureux
Entraînés par la foule qui s’élance
Et qui danse
Une folle farandole
Nos deux mains restent soudées
Et parfois soulevés
Nos deux corps enlacés s’envolent
Et retombent tous deux
Épanouis, enivrés et heureux
Et la joie éclaboussée par son sourire
Me transperce et rejaillit au fond de moi
Mais soudain je pousse un cri parmi les rires
Quand la foule vient l’arracher d’entre mes bras
Emportés par la foule qui nous traîne
Nous entraîne
Nous éloigne l’un de l’autre
Je lutte et je me débats
Mais le son de sa voix
S’étouffe dans les rires des autres
Et je crie de douleur, de fureur et de rage
Et je pleure
Entraînée par la foule qui s’élance
Et qui danse
Une folle farandole (4)
Je suis emportée au loin
Et je crispe mes poings, maudissant la foule qui me vole
L’homme qu’elle m’avait donné
Et que je n’ai jamais retrouvé
(Michel Rivegauche/ Angel Cabral, 1957)
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Rythme de la valse insistant, lancinant, ne laissant d’autre choix que de rejoindre la ronde. La foule, la ville, la danse sont une tourmente orchestrée et machiavélique qui « traîne », « entraîne » puis « éloigne » et laisse désemparé.
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Les phrases liminaires estompent l’engouement initial de l’orchestre mais laissent circonspect. L’association de « fête » et «délire» annonce une transe, une extase où même si le « soleil » surplombe et que la « joie » supervise, tout « suffoque ». Quant aux cris et aux rires de la musique, ils n’ont rien d’avenant. Ils rebondissent « autour » comme autant de moqueries. La foule est un leurre, un vortex où l’individu danse à sa perte.
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La foule la jette entre ses bras pour mieux l’en extirper plus tard. « Nous ne formons qu’un seul corps » cristallise l’union, la symbiose de deux êtres faits l’un pour l’autre, dans le mouvement de la danse qui présage sûrement les ébats à venir espérés. « Et je crie de douleur, de fureur et de rage et je pleure » conclue sur une frustration dépitée. La seule chance de retrouver un peu de cet amour perdu est de remettre la chanson au début…
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Allitération du son R en vibrato caractéristique de Piaf, roucoulement dur pour les Asiatiques qui peinent souvent à rouler les r et prononcer des mots comme « emporté », « farandole » ou «désemparée ».
La Vie en rose – hommage à Edith Piaf
Hong Kong City Hall – Concert Hall
Mercredi 20 et jeudi 21 Juin à 20h
Dirigée par Gilles Marsala et interprétée par la chanteuse Anne Carrere, La Vie en rose est largement inspirée par le film La Môme. Conçu en deux actes de 45 minutes, le spectacle retrace le destin incroyable d’Edith Piaf depuis ses débuts à Montmartre jusque sur les plus grandes scènes du monde. Une interprétation de La Vie en rose a été donnée sur la scène londonienne du Carnegie Hall le 6 janvier 2017 où la Môme de Montmartre donna son dernier récital 60 ans plus tôt.Un spectacle présenté par Le French May avec le soutien de l’Alliance Française de Hong Kong
Renseignement: www.frenchmay.com