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Sauvés par la Poésie / Dionysiaque Apollinaire ! - SAUVÉS PAR LE KONG
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Sauvés par la Poésie / Dionysiaque Apollinaire !

Sauvés par la Poésie / Dionysiaque Apollinaire !

Dionysiaque Apollinaire !

Article paru dans Paroles – magazine de l’Alliance francaise de Hong-Kong à l’occasion du centenaire de la disparition d’Apollinaire.

« Mon vers s’est brisé comme un éclat de rire » 1918. La Grande Guerre. Deux jours avant l’armistice disparaissait Guillaume Apollinaire, fauché par la grippe espagnole. Patriote de la première heure, il s’engagea pour la France et ne cessa de versifier depuis les tranchées. Lui qui naquit à Rome d’une mère polonaise… Dans ses Poèmes à Lou datés de 1915, celui qui compare « le bel obus » aux « mimosas en fleur » ignore encore qu’un projectile lui coutera une trépanation puis sa longue et fiévreuse convalescence. La Belle Epoque est bien finie. Tour à tour critique d’art qui qualifia le premier de « cubistes » les toiles démentes de ses amis Braque et Picasso, dramaturge d’une seule pièce pour laquelle il forgea le terme « surréaliste », il fut surtout le poète génial de la modernité.

Il insuffla au genre un « Esprit Nouveau » dans la forme et les images qui s’est avéré visionnaire. Comme le Janus de deux époques, il incarna la jonction entre le XIXe et le XXe siècle, entre la tradition héritée des symbolistes et le désir impétueux d’écrire, voir et ressentir au rythme de la ville et à l’aune de ses passions : avec effervescence et en ébullition… L’auteur d’Alcools – son unique recueil paru en 1913 – fut un jouisseur de vie, dionysiaque et apollinien à la fois, un amoureux fou du mot et de ses maîtresses dont nous célébrons le centenaire de la disparition avec un concours d’invention poétique. Le thème lui aurait sûrement plu : « l’ardeur » …

Matthieu Motte

5 entrées explication de texte Nuit rhénane

 

Nuit rhénane

Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme
Écoutez (1) la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

Debout chantez plus haut (2) en dansant une ronde
Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées3

Le Rhin le Rhin est ivre (3) où les vignes se mirent
Tout l’or des nuits tombe (4) en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire (5)

Guillaume Apollinaire, Rhénanes, Alcools, 1913

 

1    Ivresse poétique caractérisée par les injonctions « Écoutez », « Debout », « chantez » « plus haut », par la redondance « le Rhin, le Rhin » et la personnification du fleuve habité par une ivresse qui n’est autre que celle du poète.

   Poème qui enjoint d’écouter une chanson énigmatique. Mise en abyme qui fait entrer le lecteur dans le fantastique des légendes germaniques, celles des « filles aux cheveux verts», ces nixes ensorceleuses qui sont au nombre magique de 7 et qui ont la couleur de l’absinthe…

3    Tout en voguant il divague mais refuse dans un élan de lucidité de se laisser noyer dans le passé fantasmagorique des lorelei (Lorelei est en réalité un rocher briseur d’esquifs qui fut la perte de bien des marins). Le poète réclame le retour au réel tout aussi impérieusement : « mettez près de moi toutes les filles blondes »
dont le regard est « immobile », les nattes « repliées ». Mieux vaut les sages bavaroises qu’il pourrait rencontrer et aimer de chair que l’illusion facile des nymphes du passé.

4    Tout l’or des nuits tombe : périphrase des étoiles dont on voit le reflet dans le Rhin. L’absence de ponctuation renforce la fluidité du poème qui tout en respectant la métrique de l’alexandrin s’écoule sans entraves typographiques. Les seuls écueils sont les nymphes du passé dont la voix qui les chante lentement est de plus
en plus lointaine, agonisante, à en « râle-mourir ».

5    Monostiche final plein de morgue, provocateur et rigolard qui tranche avec le vers liminaire « trembleur », fragile, dont les voyelles nasalisées (in/en/eur) trahissent l’ivresse du poète peu enclin à s’embarquer. Réveil en trombe. Le verre qui se brise est par homophonie le « vers » d’Apollinaire qui ne s’embarrasse pas du dernier tercet d’un sonnet traditionnel.

Matthieu Motte


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